VIII
LA DÉCISION D’UN CAPITAINE
Le séjour de l’Hirondelle à New York se révéla être finalement le souvenir le plus ennuyeux et le plus frustrant qu’eût jamais connu Bolitho. Au lieu de relâcher quelques semaines, comme il l’avait espéré, pour réparer les avaries et refaire les pleins, il fut forcé d’attendre et d’assister avec une impatience grandissante à l’appareillage de tous les autres bâtiments.
Le temps passait : un mois, puis un second. Il avait fini par mettre de l’eau dans son vin : plaider sa cause lui paraissait plus efficace qu’exiger, supplier plus approprié que demander de l’aide, s’il voulait obtenir des autorités à terre ce dont il avait besoin. Apparemment, tous les commandants de son ancienneté se trouvaient logés à la même enseigne.
Le travail à bord continuant sans relâche, l’Hirondelle avait déjà repris l’apparence d’un vétéran confirmé. On avait soigneusement rapiécé les voiles au lieu de les remplacer par des neuves, par mesure d’économie. Personne manifestement ne savait à quelle date de nouveaux ravitaillements arriveraient d’Angleterre, et les réserves disponibles à New York étaient soigneusement ménagées ou, songeait Bolitho, mises de côté pour quelque juteux trafic. On avait retaillé la grand-vergue de hunier qui, vue d’en bas, était comme neuve. Gela dit, Bolitho se demandait souvent comment elle résisterait s’il lui fallait étaler un coup de chien ou donner la chasse à un briseur de blocus. Il y avait aussi la kyrielle des rapports à rédiger, les listes de réquisition et d’approvisionnement à viser, les discussions avec l’arsenal. Il finit par se dire que ni lui ni son bâtiment ne reprendraient jamais la mer.
Passé la réaction de fierté et d’enthousiasme qui avait suivi la victoire sur la frégate française et le sauvetage des soldats, la morosité avait pris le dessus. Jour après jour, l’équipage endurait chaleur et travail, sachant fort bien qu’il n’y avait aucune chance de descendre à terre si ce n’était sous stricte surveillance et uniquement pour les besoins du service. Bolitho avait conscience que ce genre de règle était pertinent jusqu’à un certain point : tous les bâtiments qui passaient à Sandy Hook étaient sous-armés et des capitaines peu scrupuleux n’hésitaient pas à aller voler des matelots chez les autres si l’occasion s’en présentait.
Depuis qu’il avait pris son commandement, il était dans le même cas et il lui manquait une quinzaine d’hommes, morts ou trop grièvement blessés pour reprendre du service.
Les nouvelles n’étaient guère encourageantes. Sur tout le continent, les troupes britanniques se trouvaient en fâcheuse posture. Au mois de juin, toute une armée avait dû battre en retraite sous les assauts du général Washington, à la bataille de Monmouth, et les comptes rendus qui avaient filtré jusqu’aux bâtiments à l’ancre ne laissaient guère d’espoir d’amélioration.
Comme pour ajouter aux soucis de la flotte, la saison des ouragans était arrivée. Dévalant de la mer des Antilles comme une faucille dans les blés, le premier avait coulé plusieurs navires sur son passage et endommagé quelques autres au point de les mettre hors service, au moment même où l’on en avait le plus besoin. Bolitho comprenait trop bien le souci que se faisait l’amiral au sujet de ses frégates et de ses patrouilles, car toute la stratégie à mener le long des côtes américaines reposait sur leur vigilance, leur aptitude à se comporter comme ses yeux et le prolongement de son cerveau.
Une chose pourtant le rassérénait : son bâtiment n’avait pas été endommagé sous la flottaison aussi sévèrement qu’il l’avait craint. Comme disait Garby, le charpentier :
— C’est une vraie forteresse, monsieur.
Au fil des inspections qu’il menait régulièrement sous les ponts pour vérifier l’état d’avancement des travaux, Bolitho avait compris la fierté du maître charpentier, l’Hirondelle avait été construite comme une vraie corvette, contrairement aux bâtiments de l’époque, souvent achetés par la marine au commerce, moins à cheval sur les principes. Les maîtres-couples avaient été taillés dans le fil du bois selon les règles de l’art et non découpés à la scie, si bien que la coque offrait une rigidité naturelle qui ajoutait à sa résistance. Avoir eu la chance de voir son bâtiment, à l’exception de quelques trous sous la dunette qui avaient exigé l’intervention du chantier, remis d’aplomb à cette vitesse et devoir ainsi se morfondre sans bouger n’était qu’une cause supplémentaire de dépit.
Il était allé à bord du vaisseau amiral faire visite au contre-amiral Christie, mais en pure perte : concernant la date à laquelle il aurait achevé les réparations, l’amiral s’était contenté de lui déclarer sans fard :
— Si vous vous étiez montré moins abrupt avec le général Blundell, les choses auraient pu être… euh… différentes.
Comme Bolitho essayait de lui tirer les vers du nez, il s’était entendu répliquer :
— Je sais que le général a eu tort d’agir comme il a agi. Il risque même de devoir en répondre lorsqu’il rentrera en Angleterre, encore que, connaissant son influence dans les cercles du pouvoir, j’en doute un peu – haussement d’épaules empreint de lassitude, puis : Quant à vous, Bolitho, vous auriez dû vous montrer plus humble envers lui. Vous avez bien agi et j’ai déjà rédigé un rapport dans lequel j’indique que je vous fais confiance. Cela dit, une conduite appropriée n’est pas forcément celle qu’on apprécie le plus.
Bolitho n’était pas au bout des mauvaises nouvelles. La pire lui tomba dessus comme un nuage sombre et contribua à accroître son tourment. Un brick qui venait d’arriver avait fait son rapport sur les activités du corsaire Bonaventure. Celui-ci avait mené plusieurs actions contre des transports ou des bâtiments de guerre, s’était emparé de deux prises et avait détruit une corvette d’escorte. Tout s’était exactement passé comme il l’avait craint et prédit. Mais le plus grave n’était pas là : le corsaire était retourné dans la zone où il l’avait rencontré et avait retrouvé la Miranda.
Il avait récupéré une poignée de survivants qui dérivaient dans une embarcation. Certains étaient blessés, d’autres à moitié rendus fous par la soif. Les autres restaient hébétés depuis la perte brutale de leur bâtiment, alors qu’ils s’étaient donné tant de peine pour le remettre en état.
Bolitho passait et repassait dans sa tête ce qu’il avait décidé alors, essayant de trouver ce qu’il aurait pu ou dû faire d’autre. En appliquant ses ordres, en mettant le devoir devant son désir d’assister la frégate endommagée, il l’avait laissée seule, comme une proie sans défense devant un tigre.
Il croyait en conscience qu’il n’avait pas eu le choix. Mais, s’il avait compris à quel point les deux transports avaient perdu de leur nécessité et de leur urgence, pour sûr il aurait agi différemment. Lorsqu’il s’en était ouvert au capitaine du brick, ce dernier lui avait répondu :
— Et dans ce cas, votre Hirondelle serait elle aussi par le fond, car le Bonaventure pourrait en remontrer à n’importe qui, à l’exception d’un vaisseau de ligne !
En dehors de ce qu’exigeait le service, des tournées qu’il devait faire pour exercer en personne ou par bourse interposée une certaine pression sur les comptables de l’arsenal, Bolitho se retenait de descendre à terre. En partie par délicatesse envers ses hommes rivés à leur bâtiment, dont la taille semblait diminuer tous les jours, en partie à cause de ce qu’il y voyait. Les préparatifs militaires suivaient la routine : exercices de l’artillerie et du train des équipages, lourds affûts et leurs attelages offerts en spectacle aux badauds et aux enfants pour leurs délices, fantassins transpirant au soleil, voire, au besoin, escadrons caracolant.
Non, son malaise était bien plus profond. Les mauvaises nouvelles des combats terrestres l’atteignaient jusqu’à un certain point, sans plus. Dans les grandes demeures, il ne se passait guère de nuit sans bal ou sans quelque réception. Officiers d’état-major, riches négociants, dames en robe du soir et ruisselantes de bijoux, tout cela ne laissait pas vraiment penser que la guerre faisait rage si près. Sa nausée, il s’en rendait bien compte, devait aussi beaucoup à son caractère : il était incapable de s’intégrer à pareils cercles. Les gens de Falmouth avaient toujours respecté sa famille, y voyant d’abord et surtout les marins, pas les notables. Depuis l’âge de douze ans qu’il naviguait, pour toute éducation il avait appris les mystères des épissures et du matelotage, les noms de chaque manœuvre. Le reste, l’art de la conversation, les minauderies avec de précieux ; petits messieurs comme ceux qu’il voyait à New York, il l’ignorait. Les femmes semblaient différentes, elles aussi, hors d’atteinte en quelque sorte. Contrairement aux Cornouaillaises, à qui l’on enseignait à se taire, ou aux épouses de ses camarades officiers de marine, elles semblaient jouir d’une forte influence et en jouer à leur guise. Elles montraient une impertinence, un certain dédain amusé qui l’irritaient et l’intimidaient à la fois lorsqu’il entrait en contact avec leur univers parfumé de privilégiées.
Il avait autorisé Tyrrell à descendre à terre chaque fois que cela était possible, et avait été surpris de constater le changement qui s’était produit en lui. Au lieu de manifester sa satisfaction ou son soulagement à l’idée de se trouver en pays de connaissance, dans ces lieux où il était venu si souvent à bord de la goélette paternelle, il s’était davantage replié sur lui-même, finissant même par ne plus quitter son bâtiment sauf nécessité impérative de service. Bolitho savait qu’il avait multiplié les tentatives pour avoir des nouvelles de sa famille, à la recherche du moindre indice susceptible de lui apprendre s’ils étaient toujours en vie. Il savait aussi que Tyrrell ne lui en parlerait que lorsqu’il jugerait le moment venu.
Enfin, trois mois tout juste après la fin qu’avait rencontrée sur un banc la frégate française, l’Hirondelle s’était trouvée parée à reprendre la mer. Lorsque le dernier forgeron fut redescendu à terre, que chacun eut vérifié qu’il n’emportait avec lui que le strict nécessaire, lorsque la dernière allège et la dernière citerne eurent largué les amarres, Bolitho fit son rapport à l’amiral. Qu’il s’agît d’une nouvelle mission spéciale, de porter des dépêches ou de retourner se mettre sous les ordres du capitaine de vaisseau Colquhoun, peu lui importait. Il ne demandait qu’une chose : mettre à la voile, quitter tous ces officiers de salon et ces comptables impénétrables.
À Tyrrell venu au rapport et qui lui signifiait que le dernier ouvrier avait quitté le bord, Bolitho demanda :
— Que diriez-vous de souper avec moi ce soir ? Nous risquons d’être trop occupés dans un proche avenir.
Tyrrell lui rendit un regard triste.
— Ce serait un plaisir, monsieur.
Il avait l’air à bout, épuisé.
Bolitho se détourna pour contempler à travers les fenêtres les bâtiments au mouillage, les maisons blanches dans le lointain.
— Vous pouvez me faire partager vos soucis, monsieur Tyrrell, si vous le souhaitez.
Ces mots lui avaient échappé, mais l’air désespéré de son second l’avait fait parler impulsivement.
Tyrrell, le visage dans l’ombre, observait son commandant debout près de la fenêtre.
— J’ai eu des nouvelles. Mon père a perdu ses goélettes, mais cela au moins était prévu. Elles sont passées d’un bord ou de l’autre, peu importe, Mon père possédait également une petite exploitation. Il disait toujours qu’elle lui rappelait celle qu’il avait eue en Angleterre.
Bolitho se tourna lentement vers lui :
— Elle aussi, envolée ?
Tyrrell haussa les épaules.
— La guerre est arrivée là-bas il y a quelques mois – sa voix se fit soudain plus froide, distante. Nous avions un voisin, un certain Luke Mason. Lui et moi, nous avons grandi ensemble, comme des frères. Lorsque la rébellion a éclaté, Luke était dans le Nord à vendre du bétail et j’étais en mer. Luke a toujours été un peu excité et je me dis qu’il s’est laissé entraîner par son enthousiasme. Peu importe, il est allé se battre contre les Anglais. Mais les choses ont mal tourné pour sa compagnie : ils se sont presque fait massacrer lors d’une bataille quelconque. Luke a décidé de rentrer chez lui. J’imagine qu’il en avait assez de cette guerre.
Bolitho se mordit la lèvre :
— Et il est allé voir votre père ?
— Oui. Mais il y avait un problème, car mon père aidait les soldats anglais en leur fournissant du fourrage et de la remonte. Cela dit, il aimait bien Luke : il était comme qui dirait de la famille – il poussa un grand soupir. Le colonel qui commandait l’endroit en a eu vent – par un informateur sans doute. Il a fait pendre mon père à un arbre et a brûlé la maison pour faire bonne mesure.
— Mon Dieu, s’exclama Bolitho, je suis désolé !
Mais Tyrrell semblait ne pas entendre.
— Ensuite, les Américains ont attaqué et les Tuniques rouges ont battu en retraite.
Il leva les yeux vers le plafond et ajouta d’une voix dure :
— Mais Luke s’en est tiré. Il a réussi à sortir de la maison avant qu’on y mette le feu. Et vous savez quoi ? Le colonel américain l’a fait pendre comme déserteur !
Il se laissa tomber dans un fauteuil et s’écroula sur la table.
— Mais, par tous les diables, pouvez-vous me dire si tout cela a un sens ?
— Et votre mère ?
Bolitho ne voyait plus que sa tête penchée. Le tourment avait eu raison de cet homme.
— Elle est morte voici deux ans. Au moins, tout ceci lui aura été épargné. Il ne reste plus que moi, à présent, et ma sœur Jane.
Il releva la tête, les yeux brillants. Après ce que le capitaine Ransome a fait d’elle, elle a disparu. Et Dieu seul sait où elle est !
Il se tut. Dans ce silence pesant, Bolitho se demandait comment il aurait réagi si, comme Tyrrell, il avait dû faire face à des événements de cette gravité, Aussi loin qu’il se souvenait, il avait appris à accepter la mort sans ciller. D’une façon ou d’une autre, la majorité de ses ancêtres avaient péri en mer. D’ailleurs c’était monnaie courante : sans parler de la mort brutale qui vous vient sous la forme d’un boulet ou d’une lame ennemie qu’on vous enfonce dans le corps, la moindre faute d’inattention vous précipitait comme un rien dans une multitude de pièges. Une chute du haut du mât, la noyade, la fièvre étaient d’aussi bonnes occasions de trouver la mort que n’importe quel objet craché par la gueule d’un canon. La dernière fois qu’il l’avait vu, son frère Hugh servait comme lieutenant à l’escadre de la Manche. En ce moment, il pouvait aussi bien commander un bâtiment et se battre contre les Français que reposer à quelques brasses au fond de l’eau avec ses hommes. Mais ses racines seraient à jamais là-bas, à Falmouth : la maison, son père, ses sœurs mariées. Que ne souffrirait-il pas s’il lui fallait apprendre, comme Tyrrell, que tout cela avait disparu, dans un pays où les frères s’étripaient, où les hommes s’injuriaient, se battaient, mouraient, alors qu’ils parlaient tous la même langue !
Et maintenant, Tyrrell, comme beaucoup d’autres, n’avait plus rien à lui, pas même une patrie.
On frappa ; Graves entra.
— Le canot de rade est venu déposer ceci, monsieur, fit-il en lui tendant une enveloppe de toile.
Bolitho s’approcha de la fenêtre pour ouvrir le pli. Il espérait que Graves n’avait pas remarqué la détresse de Tyrrell et que le temps qu’il mettrait à lire ce message aiderait son second à reprendre bonne figure.
Le contenu du pli était fort bref.
Il annonça tranquillement :
— Nous avons ordre de lever l’ancre demain à l’aube. Nous allons porter d’importantes dépêches à l’amiral qui commande à Antigua.
Il imaginait déjà cette traversée sans fin, la longue route jusqu’à Port-aux-Anglais pour retrouver Colquhoun. Quel malheur pour eux d’avoir dû quitter cet endroit !
— Je n’en suis pas trop désolé, fit Graves : nous aurons au moins quelque chose à faire pour passer le temps.
Bolitho l’observait, l’air grave : comment pouvait-on faire preuve d’aussi peu d’imagination ?
— Mes compliments au pilote, dites-lui de commencer immédiatement les préparatifs d’appareillage.
Lorsque Graves fut parti, Bolitho ajouta :
— Peut-être souhaitez-vous remettre ce souper à plus tard ?
Tyrrell se leva, gardant les mains sur la table comme pour assurer son équilibre :
— Non monsieur, je serai heureux de venir – et, balayant la chambre de l’œil : C’est ici que j’ai vu Jane pour la dernière fois. Ça m’aide un peu, aujourd’hui.
Bolitho le regarda s’en aller, entendit la porte claquer. Puis, avec un soupir, il alla s’asseoir à sa table et entreprit de remplir son journal.
Sept jours de rang, l’Hirondelle tailla sa route cap au sud, sans histoire, tirant parti d’une bonne brise qui ne variait ni en force ni en direction. Tous les regrets et l’espèce de neurasthénie que l’équipage avait connus lors du long séjour à New York, le vent les avait chassés comme par miracle. La toile tendue sous un ciel sans nuage symbolisait assez bien la liberté retrouvée. Les souvenirs du dernier combat, les traits des morts ou de ceux qu’on avait dû laisser derrière soi et qui attendaient de rentrer au pays, tout cela était désormais loin, comme ces vieilles cicatrices qui mettent du temps à s’effacer.
Bolitho était occupé à étudier la carte et à vérifier les droites de soleil du jour. Le comportement de l’Hirondelle lui donnait entière satisfaction. Ils avaient déjà franchi plus de mille milles et, tout comme lui, le bâtiment semblait impatient de laisser la terre le plus loin possible. Ils n’avaient pas vu une seule voile, la dernière mouette solitaire les avait quittés deux jours plus tôt.
La vie quotidienne à bord d’un bâtiment de guerre de cette taille était routinière et soigneusement organisée, de manière à rendre l’entassement aussi confortable que possible. Lorsqu’il n’était pas occupé en haut à réparer les voiles et le gréement, l’équipage s’occupait à l’école à feu ou à des combats de lutte au bâton sous l’œil professionnel de Stockdale.
La dunette elle aussi était le théâtre de quelques activités récréatives propres à rompre la monotonie de l’horizon vide, et Bolitho en profita pour faire plus ample connaissance avec ses officiers. L’aspirant Heyward s’était révélé un excellent escrimeur et passait de nombreuses heures pendant les quarts de soirée à initier Bethune et les officiers mariniers à l’art de la fente, La plus grosse surprise pour Bolitho était venue de Dalkeith. Le chirurgien, toujours assez replet, était monté un jour sur le pont avec la plus magnifique paire de pistolets que Bolitho eût jamais vue, Soigneusement assortis, produits par Dodson à Londres, ils avaient dû coûter une petite fortune, L’un des mousses du bord avait, du passavant, lancé en l’air un petit morceau de bois, et Dalkeith, qui se tenait près des filets, avait attendu qu’il fût loin dans leur sillage avant de l’atteindre comme s’il n’avait pas visé. Une telle habileté au tir n’était pas fréquente chez un chirurgien et, ajouté au prix de ces armes, l’événement avait donné à penser à Bolitho sur le passé de Dalkeith.
Vers la fin du septième jour, Bolitho commença à percevoir les signes avant-coureurs d’un changement de temps. Le ciel, bleu pâle depuis si longtemps, se chargeait de longues traînées de nuages et le bâtiment commença à enfourner plus lourdement dans une longue houle. Le baromètre était instable, mais c’est davantage une sensation confuse qui lui fit deviner qu’ils allaient devoir affronter un bon coup de chien. Le vent forcissait après avoir tourné au nordet. Accoudé au tableau, il sentait sur son visage et sa poitrine cette puissance qui montait.
— Un nouvel ouragan, j’imagine ? fit Buckle.
— Possible – Bolitho s’approcha du compas. Laissez venir d’un rhumb.
Il abandonna Buckle et ses timoniers pour aller rejoindre Tyrrell à la lisse de dunette.
— C’est peut-être le front d’une tempête. De toute façon, il va falloir ariser avant la nuit et peut-être même plus tôt encore.
Tyrrell acquiesça d’un coup de menton, les yeux levés vers les voiles gonflées.
— Le grand perroquet m’a tout l’air de tirer convenablement. Ils ont fait du bon travail là-haut pendant que nous étions au mouillage.
Il observa un moment la flamme de hune qui se tendait plus vigoureusement à bâbord.
— Sacré foutu vent, il m’a tout l’air de continuer à refuser.
Buckle sourit largement :
— En route au sud-sudet, monsieur.
Il poussa un juron en manquant tomber : le pont gîtait plus fortement, et une grande giclée d’embruns passa par-dessus les filets.
Bolitho réfléchissait à la situation. Jusqu’ici, la traversée s’était fort bien passée. Il n’avait aucune raison de risquer ses voiles en essayant de tenir tête au vent. Il soupira : le temps allait peut-être bientôt se remettre au beau.
— Faites carguer les perroquets, monsieur Tyrrell, ça va bientôt nous tomber dessus.
Il s’écarta pour laisser le second prendre son porte-voix. Loin derrière les trains de houle, il apercevait le premier rideau de grain qui s’avançait de l’horizon comme une cotte de mailles.
Une heure plus tard, le vent avait encore refusé et forci jusqu’à la tempête. Le ciel et la mer se confondaient en un gigantesque chaudron de lames et de pluies torrentielles. Il ne servait à rien de lutter, les nuages s’amoncelaient en spirale au-dessus des mâts. L’Hirondelle se mit à fuir ; les gabiers se battaient contre la toile rêche pour prendre un ris de mieux. À demi aveuglés par la pluie et les embruns, les orteils agrippés aux marchepieds, ils échangeaient entre eux des torrents d’injures en essayant de ramener les voiles à la raison.
La nuit tomba prématurément, et ils continuèrent leur folle course dans l’obscurité sous huniers arisés, menacés sans relâche par la mer qui surgissait de dessus les passavants avant de déferler sur le pont comme une rivière en crue. Lorsque la bordée de quart était renvoyée en bas pour prendre un peu de repos, il n’y avait pas grand-chose à donner aux hommes pour les soutenir. Tout était humide ou détrempé, le coq avait depuis longtemps abandonné toute velléité de préparer quoi que ce fût de chaud.
Bolitho resta sur la dunette, son ciré plaqué sur le corps telle une bâche dans le vent, qui hurlait tout autour de lui. Les haubans et les enfléchures luisaient comme les cordes d’un orchestre de fous. Au-dessus du pont, masqué dans la nuit, le craquement et les coups de tonnerre de la toile en disaient assez sur ce qui se passait. Le vent paraissait faiblir de temps en temps, mais ces pauses ne duraient guère. Il reprenait son souffle, comme pour mieux réfléchir à sa prochaine attaque contre la corvette soumise à rude épreuve. Pendant ces brefs instants d’accalmie, Bolitho sentait une couche de sel rugueux lui brûler le visage. On entendait le claquement des pompes, des bruits étouffés venus d’en bas ou du gaillard d’avant invisible. Des hommes luttaient pour reprendre un amarrage, cherchaient une manœuvre disparue et ne se parlaient que pour se rassurer mutuellement.
Le vent les assaillit toute la nuit, les chassant devant lui encore et encore dans le sudet. Heure après heure, Bolitho consultait le compas, descendant un instant vérifier une donnée sur la carte, incapable de prendre un une minute de repos. Il se sentait malade, épuisé, comme s’il avait dû se battre physiquement contre quelqu’un ou comme si on l’avait jeté dans une mer où il était en train de se noyer. Son esprit avait beau être embrumé, il remerciait le ciel d’avoir renoncé à mettre à la cape pour tenter d’échapper à la tempête en ne gardant qu’un hunier arisé. Par ce temps, l’Hirondelle n’aurait jamais pu résister et aurait terminé démâtée avant que quiconque eût compris de quoi il retournait.
Il finit tout de même par trouver un moment pour s’émerveiller du comportement de son bâtiment. Ses mouvements étaient certes très inconfortables ; l’existence des hommes occupés à pomper l’eau de mer et de cale comme des rats dans une cage n’était pas très agréable ; la corvette grimpait, encore plus haut, avant de retomber dans un bruit de tonnerre dans les creux ; quand vibraient espars et membrures, on eût dit qu’ils allaient se détacher de la coque ; de la nourriture, quelques trésors personnels, des vêtements, quantité d’objets traînaient à l’abandon sur le pont. Pourtant, aucun canon ne rompit ses palans, pas un seul boulon ne lâcha, pas un seul panneau ne rompit sous les coups de la mer. L’Hirondelle encaissait tout, se relevait après chaque assaut avec la fureur indomptée d’un fusilier à moitié ivre.
Quand ils aperçurent la première trace de grisaille dans le ciel, la mer avait commencé à se calmer et, lorsque le soleil perça timidement au-dessus de l’horizon, on aurait eu du mal à croire qu’ils naviguaient toujours sur le même océan.
Le vent était revenu au nordet. Les yeux pleins de sel séché, ils finirent par apercevoir quelques trouées de bleu entre les nuages. La paix allait enfin revenir.
Bolitho comprit soudain que, s’il laissait ses mains se poser quelque part, il n’arriverait plus à les remuer avant plusieurs heures. Il examina le pont et les passavants. Les visages étaient fatigués, les vêtements déchirés, les mains pleines de goudron des gabiers étaient tétanisées comme des pinces après les efforts qu’ils avaient dû fournir à force de se battre contre les voiles.
— Dites à la cuisine d’allumer les feux, ordonna Bolitho. Il faut absolument qu’ils aient quelque chose de chaud à se mettre dans le ventre.
Un rayon de soleil jouait dans la mâture et illuminait les vergues, devenues un triple crucifix.
— Il ne va pas tarder à faire chaud, monsieur Tyrrell. Faites tendre des bonnettes au-dessus des panneaux et ouvrir les sabords au vent.
Il essaya de sourire malgré le sel qui lui craquait les lèvres.
— Je vous suggère d’oublier votre souci permanent de la tenue de ce bâtiment et d’autoriser les hommes à faire sécher leurs vêtements aux cartahus.
Graves arrivait ; il porta la main à sa coiffure :
— Le quartier-maître Marsh est porté manquant – il se tut avant d’ajouter d’une voix fatiguée : Gabier de misaine, monsieur.
Bolitho laissa ses yeux errer par le travers. Le marin avait dû être projeté par-dessus bord au cours de la nuit, et ils n’avaient pas même entendu un cri. Mais c’était aussi bien ainsi, ils n’auraient rien pu fane pour le sauver.
— Merci, monsieur Graves, veuillez porter ceci au journal de bord.
Il resta là à contempler la mer : la nuit semblait se retirer doucement pour laisser place aux premiers rayons dorés du jour, comme un assassin qui s’éclipse. Ce marin flottait dans les parages, Dieu savait où, mort, et seuls certains se souvenaient encore de lui : ses camarades, sa famille, qu’il avait quittée depuis si longtemps.
Il se secoua et se tourna vers le pilote :
— Monsieur Buckle, j’espère que nous pourrons faire le point dans la journée. Je pense que nous sommes quelque part dans le sud-ouest des Bermudes. J’en suis même convaincu.
Il sourit doucement devant l’air éberlué de Buckle :
— En revanche, je ne saurais dire si nous en sommes à cinquante ou cent milles.
Bolitho demeura sur place encore une heure, le temps de virer de bord. Le boute-hors pointait sur l’horizon au sud, les ponts et les œuvres mortes fumaient au soleil comme si son bâtiment était passé au four.
— Je vais aller déjeuner, annonça-t-il enfin à Tyrrell – il flaira les odeurs de gras qui venaient de la cuisine. Ce seul fumet me met en appétit.
La porte de sa chambre refermée, avec Stockdale qui lui apportait du café et du porc frit, Bolitho réussit enfin à se détendre un peu et à faire le bilan de cette nuit de labeur. Il avait fait face à sa première tempête depuis qu’il commandait. Pour un homme mort, combien étaient sains et saufs ! Et l’Hirondelle s’était remise à danser et à plonger comme si rien ne s’était passé.
Stockdale posa devant lui une assiette qui contenait une demi-tranche de pain rassis et une noix de beurre jaune. Le pain était tout ce qui restait de ce qu’ils avaient embarqué à New York, le beurre rance sortait probablement d’un tonneau. Bolitho se laissa aller dans son fauteuil, heureux comme un roi, et ce pauvre déjeuner lui fit l’impression d’un véritable banquet.
Il contempla rêveusement la chambre qui l’entourait. À son âge, il avait déjà survécu à pire, mais il en était autant redevable à la chance qu’à ses propres mérites.
— Où est Fitch ? demanda-t-il.
Stockdale sourit de toutes ses dents :
— Occupé à faire sécher votre couchage, monsieur.
Comme il connaissait depuis longtemps ses habitudes, il ouvrait rarement la bouche lorsque Bolitho réfléchissait ou se restaurait.
— Un boulot de femme, conclut-il.
Bolitho éclata d’un rire si bruyant que les échos s’en répandirent à travers le panneau jusqu’à Buckle qui écrivait sur son ardoise près de l’habitacle.
— Qu’est-ce que je vous disais ? fit Buckle en secouant la tête. Çui-ci, c’est pas du genre à s’en faire !
— Ohé, du pont !
Tyrrell leva les yeux en entendant l’appel de la vigie.
— Une voile par le travers tribord !
Une cavalcade dans l’échelle – Bolitho apparut, la bouche encore pleine de pain beurré.
— J’ai un pressentiment pour ce matin, fit Tyrrell – il aperçut un officier marinier près du grand mât et lui cria : Monsieur Raven ! Montez donc là-haut !
Il lui tendit la main pour l’aider à accrocher les premiers échelons et le retint une seconde :
— Et souvenez-vous de votre leçon, comme j’ai retenu la mienne !
Graves venait d’arriver, à moitié rasé et nu jusqu’à la ceinture. Bolitho regardait les visages l’un après l’autre pour calmer son impatience, tandis que Raven continuait son escalade jusqu’à la tête du grand mât. Il avait changé. À vrai dire, ils avaient tous changé, chacun à sa façon. Ils s’étaient endurcis, faisaient peut-être preuve de davantage de confiance en eus. On eût dit une bande de pirates tannés par le soleil, unis par leurs petites affaires, et par… oui, conclut-il après une hésitation… leur loyauté à son égard.
— Ohé, du pont !
Et plus rien, toujours cette attente à vous rendre fou.
C’était Raven :
— C’est lui, c’est le Bonaventure !
Les marins qui attendaient là se mirent à gronder.
— C’est ce foutu Bonaventure ? cria un homme. C’est lui ? On va te lui flanquer une sacrée raclée à ce salopard, pour ça, c’est sûr !
Plusieurs autres renchérirent, même Bethune, qui criait comme un dément :
— Allez les gars, sus à lui !
Bolitho se tourna vers eux, le cœur soudain lourd. Toute la promesse de cette matinée venait de s’envoler, il ne restait plus que gâchis et amertume.
— Faites établir les perroquets, monsieur Tyrrell, et les cacatois également, si le vent reste favorable.
Il vit bien l’air que prenait Tyrrell, ennuyé, presque réprobateur.
— Nous avons des ordres, fit-il sèchement, nous devons porter des dépêches à notre amiral – il montra d’un geste impatient le tableau. Voulez-vous que nous mesurions nos canons aux siens ?
Et il se détourna brusquement avant d’ajouter :
— Et, par Dieu, je n’aimerais rien tant que le voir se rendre !
Tyrrell empoigna son porte-voix et cria :
— Tout le monde sur le pont ! Du monde à la manœuvre !
Il jeta un coup d’œil furtif à Bolitho qui s’était tourné vers l’arrière. Le corsaire n’était visible de personne, sauf du haut du grand mât, et pas davantage maintenant. Mais Bolitho regardait fixement la mer, à croire qu’il distinguait chaque canon, chacune de leurs gueules béantes, exactement comme le jour où le Bonaventure avait balayé d’un revers les défenses de la Miranda.
— Il n’est pas facile de prendre la fuite devant l’ennemi, fit doucement Tyrrell.
Graves haussa les épaules :
— Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? J’aurais cru que vous étiez plutôt soulagé.
Il s’arrêta brusquement en voyant le regard noir de Tyrrell, mais ajouta tout de même d’une voix mielleuse :
— Vous n’auriez pas trop aimé combattre un yankee, hein ?
Et il se rua dans l’échelle pour rejoindre ses hommes au pied de la misaine.
Tyrrell le suivit longuement des yeux et dit comme pour lui-même :
— Salaud !
Il était tout surpris d’arriver à rester si calme, Salaud !
Quand il tourna la tête, Bolitho avait quitté le pont.
Buckle lui montra le ciel du doigt :
— A présent, monsieur Tyrrell, il ne rigole plus – le ton était amer. Mais je ne donnerais pas toutes les putes de Plymouth pour être à sa place !
Tyrrell retourna le sablier sans répondre.
Quelle différence avec le capitaine Ransome ! songeait-il. Celui-là n’avait jamais rien partagé avec quiconque, ni espoirs ni craintes. Et ces mêmes marins qui couraient déjà sur les marchepieds ou ailleurs n’auraient montré aucune surprise s’il avait pris la même décision que Bolitho. Sans doute parce qu’ils se disaient que Bolitho pouvait les emmener n’importe où se battre contre la terre entière, parce que son comportement les médusait. En prendre conscience maintenant le troublait, parce que Bolitho ne s’en rendait pas compte, mais aussi parce que c’était à lui de lui faire comprendre ce qu’ils éprouvaient tous pour lui.
Ransome les avait utilisés, il ne les avait jamais commandés. Au lieu de donner l’exemple, il violait les règles. Alors que… Tyrrell jeta un coup d’œil à la claire-voie de la chambre qui s’était refermée. Il entendait encore des voix de filles.
Graves arriva, le salua et dit d’un ton neutre :
— Autorisation de renvoyer la bordée en bas, monsieur ?
— Oui, monsieur Graves, faites !
Ils évitaient de se regarder en face. Tyrrell se détourna, se dirigea vers la lisse pour contempler les matelots tout hâlés perchés sur les vergues hautes.
Le corsaire n’arriverait plus à les rattraper, maintenant, même s’il en avait l’intention. Ce devait être un autre bâtiment, un gros navire marchand ou quelque caboteur innocent qui trafiquait dans les Bahamas.
Il aperçut le cuisinier du capitaine près des filets et lui demanda :
— Comment va-t-il, Stockdale ?
Stockdale le regardait d’un air méfiant, comme un chien de garde qui voit arriver un inconnu. Puis il se radoucit un peu, ses énormes mains pendantes.
— Il est à la torture, m’sieur – il gardait les yeux fixés sur l’eau, le regard sombre. Mais on a déjà connu pire. Bien pire que ça.
Tyrrell hocha pensivement la tête. Il y avait dans les yeux de Stockdale quelque chose comme une certitude tranquille.
— Vous savez, Stockdale, vous êtes vraiment un ami pour lui.
Le cuistot détourna son visage ravagé.
— Ouais. Et j’pourrais vous dire des choses que j’l’ai vu faire, que tous ces mathurins-là iraient se réfugier dans les jupons de leur mère et prier un coup.
Tyrrell ne bronchait pas, attentif au visage de cet homme qui revivait ses souvenirs, des souvenirs qui semblaient dater d’hier.
Stockdale poursuivit de sa voix sifflante :
— J’l’ai porté dans mes bras comme un gosse, j’l’ai vu si en colère que pas un homme oserait rester à côté. D’aut’fois, j’y ai vu prendre un vieil homme dans ses bras jusqu’à c’qu’i’meure, alors qu’y avait personne pour s’occuper de ce pauv’diable.
Il balaya la mer d’un geste, le regard soudain plus sombre.
— J’sais pas trouver les mots pour dire ça, m’sieur, sans ça j’le raconterais à tous les autres.
Tyrrell s’approcha de lui et posa la main sur son bras massif.
— Vous avez tort, vous avez su trouver les mots justes. Et merci de m’avoir raconté tout cela.
Stockdale maugréa et se dirigea vers le panneau. Jamais de sa vie il n’avait encore parlé ainsi, mais il faisait confusément confiance à Tyrrell. Lui du moins était du même bois que Bolitho, c’était un homme, pas seulement un officier. Et pour lui, c’était plus qu’il ne lui en fallait.
L’Hirondelle passa tout le reste du jour à courir sans entraves vers un horizon vide. Les quarts changeaient, quelques exercices, on fouetta un homme qui avait sorti son couteau contre l’un de ses camarades après une algarade. Plus de concours cependant ; lorsque Heyward était monté avec son sabre pour reprendre une séance d’entraînement, il n’avait pas trouvé d’amateurs. Et Dalkeith était resté dans son infirmerie sans ses pistolets.
Bolitho était demeuré enfermé dans sa chambre, à remuer ses pensées. Il se demandait pourquoi une décision apparemment aussi simple lui pesait tant, peut-être parce c’était lui qui avait dû l’imposer. Commander, entraîner, décider, des mots, tout cela. Des mots qui n’expliqueraient jamais le fond de sa pensée et qui n’effaceraient aucun malentendu.
Comme le disait le contre-amiral Christie, la bonne décision n’était pas toujours la plus agréable, ni la plus facile à accepter.
La cloche tintait pour appeler au dernier quart de la soirée lorsqu’il entendit le cri de la vigie :
— Du pont ! Voile droit devant sous le vent !
Il se força à rester assis à sa table jusqu’à ce que l’aspirant Bethune fût descendu faire son rapport : la voile ne bougeait pratiquement pas, le bâtiment était peut-être même en panne.
Graves, qui était de quart, lui annonça :
— S’il s’agit de l’une de nos frégates, monsieur, nous pourrions peut-être faire demi-tour et nous rapprocher du Bonaventure.
Heyward abondait dans son sens :
— Et nous pourrions même nous faire une prise !
Mais Bolitho les observait froidement tous les deux.
— Et s’il s’agit d’une frégate française, que se passera-t-il ?
Il les vit se raidir sous son regard sévère.
— Je vous suggère donc de garder toutes vos hypothèses pour plus tard.
Mais il ne s’agissait ni d’un corsaire ni d’un bâtiment de guerre en patrouille. Tandis que l’Hirondelle continuait de faire route sur l’inconnu à belle allure, Bolitho l’observait à la lunette. Il remarqua vite un trou insolite dans la silhouette, là où le grand hunier manquait, cassé comme une branche d’arbre, de longues cicatrices sur la muraille trahissant les avaries subies du fait du vent et de la mer.
— Par Dieu, fit tranquillement Buckle, il a dû se ramasser la tempête en plein dedans. On dirait qu’il est dans un bien piteux état.
Tyrrell, qui était monté dans la hune de grand mât, se laissa dévaler le long d’un pataras et annonça :
— Je le connais, monsieur. C’est la Royal Anne, de la Compagnie des Indes.
Buckle renchérit.
— Ouais, monsieur, c’est bien ça. Il a appareillé de Sandy Hook trois jours avant nous. Il allait à Bristol, à ce qu’on m’a dit.
— Montrez le pavillon.
Bolitho fit lentement pivoter sa lunette pour observer les minuscules silhouettes qui s’agitaient sur les ponts de l’autre bâtiment, le passavant défoncé à l’endroit où la mer démontée s’était engouffrée et présentant désormais l’aspect d’une falaise écroulée. Il offrait un spectacle navrant, espars disparus, voiles en lambeaux. Ils avaient dû endurer la même tempête que celle qu’ils avaient subie au cours de la nuit précédente.
— Ça y est, s’exclama Bethune, je l’ai trouvé dans le livre des signaux, monsieur ! Il a été réquisitionné par le commandant en chef !
Mais Bolitho l’écoutait à peine. Il voyait sur le pont des silhouettes qui s’étaient soudain immobilisées pour observer l’approche de la corvette. Çà et là, un homme faisait de grands gestes, peut-être ravi à l’idée d’apercevoir un pavillon ami.
Il se raidit soudain :
— Il y a des femmes à bord – il abaissa sa lunette pour demander à Tyrrell : Réquisitionné, c’est cela ?
Tyrrell hocha lentement la tête.
— Les bâtiments de la Compagnie font du service pour le compte du gouvernement quand cela est nécessaire, monsieur – il regardait ailleurs. La Royal Anne emmène des gens qui rentrent en Angleterre, des gens qui veulent fuir la guerre, c’est sûr.
Bolitho reprit sa lunette, en songeant à ce que Tyrrell venait de lui dire.
— Nous allons nous approcher, monsieur Tyrrell, en restant au vent. Faites préparer le canot tribord, le chirurgien m’accompagnera.
Et à Bethune :
— Signalez ce que nous allons faire. S’il ne comprend pas, criez-lui les ordres à la voix lorsque nous serons plus près.
Il s’éloigna de la lisse tandis que les signaux montaient aux drisses. Tyrrell lui dit d’un ton grave :
— Il ne serait pas capable d’échapper au Bonaventure, monsieur, même s’il était indemne.
— Je sais, répondit Bolitho en le regardant dans les yeux.
Il essayait de faire bonne figure, alors que son cerveau bouillonnait. Revenir affronter le corsaire ? Les données n’avaient pas varié d’un pouce. L’Hirondelle serait toujours en situation d’infériorité et se ferait couler sans trop de difficultés. La Royal Anne était dans un tel état que sacrifier son propre bâtiment et son équipage ne changerait pas grand-chose à son sort. Mais fuir une fois de plus… la laisser pour compte, sans défense, et permettre à l’ennemi de s’en emparer à son aise, voilà qui était trop dur à imaginer.
Il lui fallait regarder les choses en face, la décision lui appartenait, à lui seul.
— Monsieur, appela Buckle, il est tout près, il vaudrait mieux que nous prenions un peu de tour !
— Parfait.
Bolitho fit lentement quelques pas en abord.
— Faites carguer huniers et cacatois, monsieur Tyrrell. Nous allons mettre en panne.
Stockdale se précipitait avec sa veste et son sabre. La nuit allait tomber dans cinq heures. S’ils voulaient être en mesure de faire quoi que ce fût, il fallait aller vite et compter sur un peu de chance, Surtout de la chance.
Il enfila sa veste et dit à Tyrrell :
— Vous venez avec moi.
L’embarcation enjamba le bastingage. Il regarda sur leur arrière, s’attendant presque à voir une voile argentée ou à entendre le cri de la vigie.
— Canot le long du bord, monsieur !
Il fit signe qu’il avait entendu et se dirigea vers la coupée.
— Allons-y.
Et, sans un seul regard aux autres, il suivit Tyrrell pour prendre place à bord.